Ydès - Cabinet d'avocats - Droit des affaires
Actualité juridique 04 décembre 2025

Quand la justice française reconnaît enfin de manière encadrée, le risque de change des prêts en francs suisses contractés par des emprunteurs transfrontaliers

Par Ydès

La problématique du risque de change dans les prêts immobiliers libellés en francs suisses (CHF) illustre, depuis plus d’une décennie, la tension entre la liberté contractuelle du prêteur et la protection du consommateur.

 

Proposés massivement dans les années 2000 à 2010, notamment aux travailleurs frontaliers, ces prêts ont été présentés comme attractifs… jusqu’à ce que le franc suisse s’apprécie fortement face à l’euro.

Contraints à cette obligation de conversion, beaucoup d’emprunteurs ont alors vu leur dette exploser sans en avoir pleinement mesuré les conséquences.

 

Pendant longtemps, la justice française a refusé de reconnaître ces situations comme relevant du droit européen de la protection des consommateurs. Elle estimait qu’un emprunteur percevant ses revenus en francs suisses ne subissait « objectivement » aucun risque de change.

Mais cette lecture formaliste vient d’être définitivement écartée.

 

En effet, l’effet pernicieux du risque de change déjà sanctionné par ailleurs sur l’initiative première de la Cour de Justice de l’Union européenne (I) commandait qu’un tel revirement intervienne également pour les emprunteurs transfrontaliers (II)

 

I. L’effet pernicieux du risque de change dans certains prêts en francs suisses, dûment condamné par la CJUE…

 

À première vue, les crédits en francs suisses paraissaient attractifs : taux d’intérêt bas, stabilité monétaire, promesse d’économies substantielles.

 

Mais ces avantages théoriques cachaient un risque de change structurel, connu des établissements bancaires mais ignoré par les emprunteurs, qui n’ont pas été alertés sur la spirale infernale à laquelle ils pourraient être exposés.

 

En effet, par un effet mécanique, dès lors que le franc suisse s’apprécie face à l’euro, le coût réel du crédit augmente.

 

L’effet est pernicieux car tant que l’emprunteur reste dans les liens du prêt et donc en francs suisses, il ne subit pas dans sa trésorerie, le risque de change.

 

En revanche, si l’emprunteur décide de convertir son prêt en euros, de le faire racheter par un autre établissement bancaire, de le rembourser par anticipation, ou encore de revendre le bien financé alors,

c’est lors de la survenance de cet évènement précis qu’il subit « de plein fouet », dans sa trésorerie, le risque de change.

 

Il y a là l’existence d’un déséquilibre significatif constitutif de l’existence d’une clause abusive, que la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) a sanctionné la première.

 

L’article 4, §2 de la directive 93/13/CEE[1] dispose que les clauses contractuelles relatives à l’objet principal du contrat échappent au contrôle du caractère abusif à condition qu’elles soient rédigées de manière claire et compréhensible.

 

Or, la CJUE a toujours interprété cette exigence de manière extensive : il ne suffit pas que la clause soit grammaticalement claire ; elle doit aussi permettre au consommateur d’évaluer les conséquences économiques du contrat.

 

Saisie de questions préjudicielles relatives à des prêts en francs suisses souscrits en France par des emprunteurs percevant leurs revenus en euros, dans le cadre d’un contentieux sériel connu sous le nom HELVET IMMO (C-776/19 à C-782/19), la CJUE a jugé le 10 juin 2021[2], que la clause de parité telle qu’insérée dans ces contrats, fait supporter par le consommateur, un risque de change disproportionné, dans la mesure où, le professionnel n’a pas respecté l’exigence de transparence.

 

Cette solution dégagée par la jurisprudence communautaire devait inévitablement conduire à une révision de la jurisprudence française.

 

Cette dernière a donc dû, en raison du caractère supra national du droit communautaire (y incluant la jurisprudence communautaire), faire sienne cette jurisprudence.

 

C’est donc en toute logique que d’abord le 22 mars 2023[3] puis le 11 mai 2023[4], la Cour d’appel de Paris puis le Tribunal Judiciaire de Paris, lui emboîtant le pas, ont massivement sanctionné l’existence de cette clause d’indexation dans les prêts dits HELVET IMMO, des prêts consentis à des emprunteurs percevant leurs revenus en euros, présentant la singularité d’avoir comme monnaie de paiement l’euro mais comme monnaie de tenue de compte le franc suisse.

 

Ces prêts qui avaient été proposés à des milliers d’emprunteurs ont ainsi été « annulés » entraînant la restitution au profit de l’emprunteur des sommes indument perçues par la banque, soit aux termes de décisions de justice avec en point d’orgue des décisions de la Cour de cassation puis sur l’initiative de la banque, reconnaissant ainsi elle-même qu’elle n’aurait jamais dû consentir ce type de prêt, purement et simplement abusif.

 

En revanche, jusqu’en 2025, la jurisprudence française restait marquée par une distinction critiquable, à savoir :

 

  • Les emprunteurs percevant leurs revenus en euros bénéficiaient, comme il vient d’être dit, d’une protection étendue contre les clauses abusives ;

 

  • Les frontaliers rémunérés en francs suisses en étaient exclus, les juridictions estimant qu’ils ne subissaient pas de risque de change immédiat. En effet, aux termes d’un arrêt en date du 1er mars 2023[5], la première chambre civile de la Cour de cassation avait jugé qu’un emprunteur percevant ses revenus en francs suisses ne pouvait être considéré comme exposé à un risque de change, dès lors que la devise du prêt et celle de ses revenus coïncidaient

 

Une telle lecture formaliste méconnaît la réalité économique du risque de change, susceptible de se réaliser ultérieurement. En effet, l’emprunteur percevant initialement ses revenus en francs suisses peut être amené à devoir rembourser en euros s’il est muté, s’il perd l’emploi générateur de revenus en francs suisses, s’il vend son bien ou encore s’il procède au rachat de son prêt.

 

 

 

 

Et c’est une réalité économique dont la CJUE a fait sienne puisqu’aux termes de l’arrêt précité du 10 juin 2021, celle-ci a également souligné que « l’emprunteur doit être en mesure de comprendre, dans le cadre de la souscription d’un prêt libellé en devise étrangère, le risque réel auquel il s’expose, pendant toute la durée du contrat[6]… »

 

Outre la position de la CJUE, rien ne justifiait d’opérer cette distinction entre emprunteurs transfrontaliers ou non, ce d’autant que certains des évènements ci-dessus rappelés sont indépendants de la volonté de l’emprunteur.

 

C’est à l’aune des considérations qui précèdent, que la solution retenue par la Cour de cassation le 1er mars 2023 n’était plus tenable. Celle-ci a donc opéré au profit des emprunteurs transfrontaliers, un revirement de jurisprudence riche d’enseignements.

 

II. … Justifiait qu’un revirement de jurisprudence riche d’enseignements intervienne

 

Dans ses arrêts du 9 juillet 2025[7] (Civ. 1re, n° 24-19.647 et 24-18.018), la Cour de cassation opère donc un revirement décisif.

 

Dans son premier arrêt, la Cour de cassation casse l’arrêt rendu par la cour d’appel de Colmar, laquelle avait refusé de reconnaître le caractère abusif de la clause au motif qu’aucun événement n’avait contraint l’emprunteur à mobiliser des euros, ni, par conséquent, à procéder à une opération de change.

 

La Cour de cassation censure et énonce :

 

« En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, si, au regard de sa situation de travailleur transfrontalier, de sa domiciliation et de la localisation des biens immobiliers financés, les prêts libellés en devises étrangères n’exposaient pas l’emprunteuse à un risque de change pendant toute la durée d’exécution du contrat, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».

 

Le second arrêt qui est quant à lui de rejet (donc refus de reconnaissance de l’existence d’une clause abusive), dispose quant à lui :

 

«  En l’état de ces seules constatations et appréciations, faisant ressortir que, par la clause de remboursement des échéances et la documentation l’accompagnant, la banque avait exposé à l’emprunteur, de manière claire et transparente, le fonctionnement concret du mécanisme contractuel proposé et ses conséquences, sur toute la durée du contrat, la cour d’appel, qui a procédé aux recherches prétendument omises, a, abstraction faite du motif erroné critiqué par la première branche, écarté à bon droit la demande tendant à voir constater le caractère abusif d’une clause relative à l’objet du contrat ».

 

Ces deux arrêts pourtant l’un de cassation, l’autre de rejet livrent un premier enseignement : Auparavant, la Cour de cassation pour apprécier le caractère abusif de la clause de parité, se situait au moment de la conclusion du contrat. Dorénavant, le caractère abusif devra être apprécié sur toute la durée du contrat de prêt.

 

Au risque de se répéter, la solution est logique : au cours de la durée de vie du prêt de nombreux évènements, y compris indépendants de la volonté de l’emprunteur, peuvent intervenir et rendre nécessaire une opération de conversion pour un paiement en euros.

 

Mais ce premier enseignement en livre un second : un devoir d’information renforcé ou élargi à la charge de l’établissement bancaire dispensateur d’un tel crédit.

 

En effet, derrière l’obligation de transparence issue du droit communautaire, que reprend en détail la Cour de cassation aux termes de ses deux arrêts, c’est bien évidemment le devoir d’information pesant sur le sachant, que vient ici rappeler la plus haute juridiction.

 

Ce devoir est renforcé ou élargi car l’établissement bancaire pour remplir son obligation d’information, devra dans ce type de prêt, très clairement alerter l’emprunteur sur toutes les hypothèses pouvant induire une opération de conversion en euros et donc des conséquences économiques pouvant en découler pour ce dernier.

 

Un troisième enseignement nous est livré, cette fois-ci uniquement par l’arrêt de rejet.

 

Celui-ci énonce :

 

« Il (l’arrêt d’appel) relève, par motifs propres et adoptés, que l’emprunteur, qui travaillait en Suisse au moment de l’emprunt et était rémunéré dans la devise de remboursement d’un emprunt bénéficiant d’un taux d’intérêt très attractif, a pu se convaincre de la portée de la clause litigieuse en considération des informations qui lui ont été données dans l’offre de prêt et dans les deux notices d’informations relatives aux prêts en devises qu’il a émargées, incluant le document d’information établi en application de la recommandation de l’autorité de contrôle prudentiel des banques du 6 avril 2012. Il constate que ces notices, dont il reproduit les termes, font état de ce que l’emprunteur de devises bénéficie d’un taux d’intérêt, fixé pour une période définie, qui n’est pas lié au marché financier français, et qui peut donc paraître particulièrement favorable selon la devise, et appellent son attention sur le fait que le taux n’est pas le seul élément qui intervient dans le coût de ce type de prêt, dans la mesure où, selon que, au moment des paiements d’intérêts et du remboursement en capital, la devise a monté ou baissé sur le marché des changes par rapport à l’euro, la perte éventuelle est intégralement à la charge de l’emprunteur, de même que le gain éventuel est intégralement à son profit, et qu’il est important pour l’emprunteur de garder ces éléments à l’esprit pendant toute la durée du prêt, le risque de change devant être apprécié lors de la demande de financement mais aussi sur le long terme, la situation personnelle de l’emprunteur pouvant évoluer notamment en cas de perte de revenus dans la devise, ces variations pouvant avoir pour son projet des conséquences financières importantes lors de la mise en place du financement, du paiement des échéances et d’un remboursement par anticipation. Il retient enfin que le mécanisme du remboursement en devise est parfaitement décrit : soit le remboursement se fait par utilisation de devises disponibles sur un compte spécifique, soit il se fait par l’achat de devises, le risque de change étant supporté par l’emprunteur dans ce dernier cas ».

 

Il n’est pas si fréquent que la Cour de cassation, juge de la bonne application de la règle de droit, rentre dans un tel détail factuel.

 

Cela n’est pas anodin.

 

Tout en décidant d’étendre la protection aux transfrontaliers, la Cour de cassation a tout de même voulu poser un cadre et d’une certaine manière un « garde-fou » à sa nouvelle jurisprudence, ce qui au demeurant ne surprendra pas puisque ce cadre était déjà posé par le décret du 26 mai 2014[8] relatif aux prêts libellés en devises étrangères, à l’Union européenne.

 

N’est pas éligible à la clause abusive et à sa sanction, la nullité, tout emprunteur.

 

Celui qui aura reçu une information claire, explicite, documentée sur le risque de change ne pourra pas se prévaloir de cette jurisprudence.

 

Ainsi en l’espèce, le lecteur aura noté, qu’il ne sera pas éligible à ce revirement, s’il a été suffisamment éclairé » sur le risque de change en ce qu’il a été destinataire de deux notices d’information visiblement très explicites ainsi que d’un document d’information tel qu’établi par l’autorité de contrôle prudentiel.    

La jurisprudence sur les prêts consentis en francs suisses au profit d’emprunteurs transfrontaliers ou non, a donc aujourd’hui des contours bien définis.

 

                                                  ›

 

Le revirement du 9 juillet 2025 marque l’achèvement d’un mouvement initié par la CJUE en 2021 : celui d’une totale transparence de la part de l’établissement bancaire lorsqu’il consent des prêts en devises étrangères, non seulement au moment de contacter mais aussi sur tous les évènements pouvant impacter la vie du contrat de prêt. Cette obligation d’information élargie doit être saluée en ce qu’elle intègre les exigences du droit communautaire et offre ainsi aux emprunteurs une protection renforcée. Les établissements bancaires auront compris la portée d’un tel revirement : il sera désormais attendu d’eux, une vigilance accrue lors de l’octroi de prêts en devise étrangère. Autrement dit, la loyauté contractuelle de l’établissement bancaire de laquelle « jaillira » un consentement éclairé du côté de l’emprunteur, est bel et bien le message à retenir de ces deux arrêts du 9 juillet 2025.

 

Stéphane Szames
Avocat au barreau d’Avignon
Ydès avocats
contact@ydes.com

 

Article co-écrit avec Anne Valérie Benoit, avocat au barreau de Paris
AVB Avocats

avb@avb-avocats.com

 

[1] Directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs

[2] Arrêt du 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, C-776/19 à C-782/19, EU:C:2021:470

[3] Cour d’appel de Paris 22 mars 2023 RG n° 18/18698

[4] Tribunal judiciaire de Paris 9ème chambre 3ème section 11 mai 2023 N° RG 13/06740, 17/00317 ; 14/07097 ; 13/06735 ; 13/06723 ; 13/06744 ; 16/04602 ;13/06732 ; 13/06722 ; 13/06727

[5] Cass. 1re civ., 1 mars 2023, n° 21-20.260

[6] En gras et souligné par nous

[7] Cass. 1re civ, n° 24-19.647 et 24-18.018

[8] Décret n° 2014-544 du 26 mai 2014 relatif aux prêts libellés en devises étrangères à l’Union européenne